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Côté pile, Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) est la plaque tournante des grossistes du textile, où s'approvisionnent marchés et boutiques de prêt-à-porter de tout le pays. Côté face, c'est aussi un hub reconnu du blanchiment d'argent, où les réseaux chinois dominent le marché.
Le ballet des camionnettes blanches qui chargent ou déversent des palettes recouvertes d'idéogrammes chinois ne s'arrête presque jamais au Centre international de commerce de gros France-Asie (Cifa).
C'est ici, entre le Stade de France et le périphérique parisien, que "280 grossistes amoureux du détail", proclame la devanture, ont établi leur quartier général.
Ce triangle des grossistes abrite aussi depuis 2015 le Fashion Center, une grande bâtisse couleur brique sur trois étages. Deux enseignes gérées par la communauté Wenzhou, issue de la province du Zhejiang en Chine, dont la diaspora en France compte 200.000 représentants.
Le brassage y est dense. Des livreurs attendent, cigarette aux lèvres, diable à la main, pendant que les manutentionnaires charrient leur porte-palettes, au milieu des échoppes encombrées de colis de toile verte, caractéristiques des importations chinoises.
Ludovic (prénom modifié), enquêteur la direction des renseignements douaniers (DNRED), zigzague entre les cours de déchargement. Dans son collimateur, les grosses cylindrées garées sur les parkings.
"Il y a un gros avantage au Cifa: le parking est sur le toit", décrit le douanier. "Les collecteurs attendent ici, souvent avec un sac, en plastique pour être discret, qu'on leur dépose le cash", ajoute-t-il, "l'activité se fait en journée, quand il y a du passage".
Les réseaux chinois sont devenus de vrais prestataires de service avec des systèmes de "décaisse".
"Ils fournissent des produits clés en main avec le paiement d'une commission assez raisonnable et blanchissent pour toutes les activités illégales: stupéfiants, contrefaçons, import-export, fraude à la TVA", énumère Christophe Perruaux, directeur du Service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF).
- "Cash en masse" -
Le mode opératoire est connu: des réseaux viennent déposer les espèces issues de leurs trafics auprès du gérant d'un réseau et les récupèrent, après virement et commission, sur des comptes bancaires ouverts à l'étranger.
Ensuite, plusieurs options. D'abord la "mule", qui transporte l'argent liquide en avion ou en voiture et le dépose sur des comptes bancaires ouverts dans des pays moins regardants. Cet argent est ensuite viré vers d'autres comptes bancaires pour masquer sa provenance.
Les groupes criminels peuvent aussi utiliser un système de compensation: avec leur cash, les trafiquants de stupéfiants achètent ainsi des marchandises à Aubervilliers pour les envoyer au Maroc, où elles sont revendues.
Il existe encore la pratique des "daigou", un achat de produit de luxe pour autrui avec l'argent du blanchiment, revendu ensuite plus cher en Chine grâce à la détaxe.
"Il y a aussi une suspicion de blanchiment avec les bureaux de tabac, rachetés par la communauté chinoise, où le cash circule en masse", abonde Ludovic.
Les spécialistes du travail dissimulé - BTP, de la sécurité privée ou de l'événementiel - qui ont besoin en retour d'espèces, viennent en récupérer auprès du gérant d'une société d'import-export.
Celui-ci établit de fausses factures et des virements sont envoyés vers la Chine via des comptes rebonds, notamment en Allemagne ou en Hongrie.
L'an dernier, six hommes ont été mis en examen pour blanchiment et travail dissimulé, soupçonnés d'avoir transféré plus de 36 millions d'euros vers la Chine via une société d'import-export au Cifa d’Aubervilliers.
- Réseaux mafieux -
Pour les fraudes à l'import-export, la marchandise arrive parfois non-déclarée ou sous-déclarée: des conteneurs annoncés avec 10.000 euros de marchandises, taxées sur cette déclaration, alors que leur valeur réelle peut être de dix à vingt fois supérieure.
"Quand le conteneur arrive, les petites mains reçoivent un listing sur (la messagerie) WeChat, préparent les palettes et quelqu'un va récupérer les colis", raconte l'enquêteur des douanes. "Quand tout le monde a récupéré sa marchandise, ils déchirent le bon de livraison. Plus de preuves, juste des numéros de téléphone mais pas de traces de la marchandise".
Compte tenu des quantités de cash qui circulent, ces plateformes de grossistes sont aujourd'hui très prisées du crime organisé.
"La criminalité chinoise sert de banques à des réseaux mafieux comme la +'Ndrangheta+ (mafia calabraise). Il y a des intérêts communs", alerte l'enquêteur.
La concurrence sur ce marché est assez rude. "En France, on a identifié deux-trois réseaux qui se font parfois la guerre pour se voler des clients. Ça dégénère avec des incendies d'entrepôts", poursuit-il.
Face à ces réseaux organisés et très inventifs, la tâche de la police ou des douanes s'avère compliquée. "C'est un boulot de fourmi de remonter toutes les personnes qui bénéficient de ce blanchiment", assure Ludovic.
L'enquêteur montre du doigt des boîtes aux lettres, sourire aux lèvres. "Le grand jeu ici, c'est ce changement de gérants. De nombreuses sociétés disparaissent et renaissent tout aussi vite pour purger les comptes. Entre le moment où on ouvre une enquête et le temps qu'on la termine, les magasins ont changé de gérant et de nom".
Le Cifa n'a pas répondu aux sollicitations de l'AFP.
(A.Berg--BBZ)