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De nouveau, Ali Ghulam reçoit des condoléances. En 1987, son frère était tué dans des violences entre sunnites et chiites; aujourd'hui, elles viennent d'emporter son neveu, dans le nord-ouest du Pakistan qui, dit-il, n'a "jamais connu la paix".
Depuis juillet, de sources concordantes, 212 personnes ont été tuées dans le district de Kourram. Pourquoi? Pour des querelles foncières anciennes qu'une myriade d'accords soutenus par dignitaires tribaux, politiciens et militaires étaient censés résoudre.
Mais qui, depuis des décennies, ont été bafoués sans que l'Etat fédéral comme la province du Khyber-Pakhtunkhwa soient capables d'enrayer la violence.
Pire, l'attaque qui a relancé les violences le 21 novembre les visait aussi: ce jour-là, une dizaine d'assaillants mitraillaient deux convois de familles chiites... escortées par la police.
Gulfam Hussain, le neveu d'Ali Ghulam, était dans ce convoi. Ce Pakistanais de 42 ans attendait depuis des jours que les routes rouvrent à Kourram, une pointe dans la frontière pakistanaise qui mord sur l'Afghanistan.
- "Aucune confiance en l'Etat" -
Les axes routiers avaient été coupés parce qu'encore une fois des combats --à l'arme lourde et aux obus-- avaient éclaté entre chiites et sunnites.
En près de 40 ans, Ali Ghulam y a perdu un frère et un neveu et trois de ses frères ont été blessés.
"Je n'ai jamais connu la paix", assure ce chiite de 72 ans, "et je n'ai pas grand espoir pour ma descendance parce que je n'ai aucune confiance en l'Etat".
Avant, rapporte Akbar Khan, de la Commission des droits de l'Homme du Pakistan (HRCP), "l'Etat soutenait les jirgas et ces conseils tribaux donnaient des résultats".
"Mais aujourd'hui, il ne paie plus les frais nécessaires à leur convocation" car les responsables, pris dans les soubresauts de la politique à Islamabad, ne "prennent pas les violences au sérieux", accuse-t-il.
Mais à Kourram, grand comme 32 fois Paris, autorités et forces de sécurité marchent sur des oeufs.
Le district, comme six autres districts voisins, n'a été officiellement rattaché à une province pakistanaise qu'en 2018.
Avant, sous le nom de "zones tribales sous administration fédérale", il bénéficiait d'un statut particulier où les institutions publiques s'effaçaient devant les jirgas et où le code d'honneur pachtoune prévalait sur la loi.
Si au pic des violences confessionnelles, à la fin des années 2000, les talibans afghans, eux aussi pachtounes, jouaient les médiateurs, aujourd'hui encore, assurent des habitants, des juges préfèrent faire avaliser leurs verdicts par des jirgas pour qu'ils soient respectés.
- Ben Laden, Téhéran et talibans -
Pour Malik Attaullah Khan, dignitaire tribal qui avait signé en 2007 le grand accord censé ramener la paix à Kourram, "les autorités n'assurent pas leur part de responsabilité".
Il en veut pour exemple un paradoxe: Kourram est le seul district nouvellement rattaché où le cadastre est "complet". Et pourtant, "il y a des conflits autour de terres et de forêts dans sept ou huit secteurs".
En face, dans un pays où les sunnites sont l'écrasante majorité et les chiites, 10 à 15%, "des groupes religieux transforment ces différends locaux en conflits religieux", accuse-t-il.
Car Kourram n'est pas qu'aux confins du Pakistan et de l'Afghanistan.
Ce district --majoritairement chiite au nord et majoritairement sunnite au sud-- est aussi au coeur de la fracture du monde musulman, entre milices chiites soutenues par Téhéran et groupes sunnites sous perfusion des pétrodollars du Golfe.
En 1979, à Téhéran, les chiites faisaient leur révolution, à Kaboul, les moujahidines sunnites entraient en guerre contre les Soviétiques et à Kourram, le dictateur pakistanais Zia ul-Haq choisissait son camp.
Celui des radicaux sunnites --dont beaucoup deviendront plus tard les talibans-- pour contrer l'Iran, asseoir sa propre République islamique et fournir des troupes à l'insurrection anti-indienne au Cachemire.
- "On le vengera" -
A la lisière des grottes afghanes où se terrait Oussama Ben Laden, Kourram, jusque-là surtout célébré pour ses fleurs dans la poésie pachtoune, "est devenu une plateforme pour l'envoi d'armes en Afghanistan. Chaque famille avait un arsenal à la maison", se rappelle M. Khan.
Des armes que personne n'a jamais rendu. Le 23 novembre, quand des chiites ont incendié, en représailles à l'attaque du convoi deux jours plus tôt, maisons et magasins du marché sunnite de Bagan, des tirs étaient rapportés des deux côtés.
Le cousin de Syed Ghani Shah a été piégé par les flammes dans son échoppe.
"On a empêché ses parents de voir son corps parce qu'il était impossible à reconnaître", raconte M. Shah à l'AFP. "Comment faire la paix après ça? Dès qu'on trouvera l'occasion, on le venge".
Fatima Ahmed, elle, a perdu tout espoir le 21 novembre.
Son mari était en route pour l'inscrire à la faculté de médecine d'Islamabad après avoir bataillé pour convaincre sa famille de la laisser étudier.
Il n'est jamais revenu. Et à 21 ans, sa veuve dit qu'elle ne veut "plus vivre sans lui".
"Ils n'ont pas seulement tué mon mari, ils ont tué tous mes rêves avec lui".
(L.Kaufmann--BBZ)