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L'irruption de Jean-Marie Le Pen à partir des années 80 a longtemps déboussolé la classe politique française, partagée à droite entre tentation de l'alliance et cordon sanitaire, alors que le président socialiste François Mitterrand y a vu l'occasion de fracturer le camp de ses adversaires.
"Avoir quatre pèlerins du FN (au conseil municipal de) Dreux"? "Cela n'a aucune espèce d'importance". En septembre 1983, Jacques Chirac, patron du RPR, n'a rien à redire quant à l'alliance de la liste de son parti gaulliste avec celle du Front national dans l'entre-deux-tours d'une municipale partielle dans cette sous-préfecture d'Eure-et-Loire, où le petit parti d'extrême droite a créé la surprise quelques jours plus tôt en recueillant 16,72% des suffrages.
A peine Simone Veil et Jacques Toubon avaient-ils été entendus en protestant contre un accord avec ces défenseurs de Pétain, et dont le chef, Jean-Marie Le Pen, qui ambitionne de réunir toutes les chapelles de l'extrême droite, n'est même pas parvenu à réunir les 500 signatures nécessaires pour se présenter à la présidentielle deux ans plus tôt.
Mais ce qui apparaît pour beaucoup comme un épiphénomène provincial se révèle rapidement l'acte fondateur d'une épopée nationale.
A l'Elysée, le socialiste François Mitterrand, qui accuse une inquiétante érosion de sa popularité depuis le "tournant de la rigueur" décidé six mois plus tôt, y voit immédiatement l'opportunité de diviser la droite.
Car l'ancien député et ministre de la Quatrième République se rappelle de l'éloquence tribunitienne du benjamin de l'Assemblée nationale élu en 1956. Il lui offre, sur ordre passé aux dirigeants de la télévision publique, une invitation à la plus grande émission politique de l'époque: L'Heure de vérité, sur Antenne 2, promesse de plus de 10 millions de téléspectateurs.
En février 1984, devant les caméras, l'interview se transforme en show: Jean-Marie Le Pen se lève et décrète une "minute de silence" en mémoire des victimes des goulags communistes, manière d'esquiver les questions quant à son rapport avec la Collaboration.
Quatre mois plus tard, la liste Front national qu'il dirige pour les élections européennes recueille 10,95% des voix. A peine 50.000 suffrages de moins que le PCF.
- Antiracisme -
En 1986, afin d'atténuer la défaite annoncée du PS et de ses alliés aux élections législatives, François Mitterrand décide de faire élire les députés à la proportionnelle départementalisée. Encore une aubaine, pour le FN, que le système majoritaire à deux tours privait de tout espoir de victoire: au soir du 16 mars, Jean-Marie Le Pen et trente-quatre des siens entrent dans l'hémicycle.
L'ascension du "diable de la République" accompagne en miroir la mue du PS, défait de ses idéaux de contestation de l'économie de marché, et dont le programme s'articule désormais principalement autour de l'antiracisme.
Le nouveau Premier ministre, Jacques Chirac, regarde pour sa part avec méfiance ces trublions aussi radicaux que provocateurs, d'autant que, fort d'une majorité RPR-UDF absolue, il n'a pas besoin de leur soutien pour gouverner.
Ce qui n'empêchera pas le maire de Paris de se faire immortaliser à l'été 1987 sur un cliché en train de serrer la main à Jean-Marie Le Pen, opportunément rencontré en maillot de bain sur une plage du Cap-d'Antibes (Alpes-Maritimes).
La rencontre doit en appeler une autre, l'année suivante, lors de l'entre-deux-tours de la présidentielle qui oppose le sortant Mitterrand au chef du gouvernement Chirac. Au premier tour Jean-Marie Le Pen a recueilli 14,39%, autant de voix nécessaires pour laisser espérer le gaulliste de renverser le match.
Le rendez-vous n'a finalement débouché sur aucun accord, ni consigne de vote.
- Un adversaire nommé Tapie -
Mitterrand réélu, la droite se fixe alors une nouvelle ligne: le "cordon sanitaire" avec l'extrême droite, devenue d'autant plus infréquentable que Le Pen a commencé une série de saillies racistes et antisémites, comparant la Shoah à un "détail de l'Histoire" ou osant un jeu de mots avec le ministre Michel Durafour... "crématoire!".
Reste que le "système", l'"Establishment" ou "la bande des quatre" (PS, PCF, RPR, UDF), tel qu'aime à les qualifier Jean-Marie Le Pen, semble désemparé face à l'irrésistible ascension électorale du Front national.
Bernard Tapie, étiqueté mitterrandiste, surprend en apparaissant vainqueur d'un fameux débat télévisé consacré à l'immigration face au "menhir" en 1989.
Aux régionales de 1992, le patron de l'OM, candidat en Provence-Alpes-Côte-d'Azur, tente la diabolisation ultime: "Arrêtons de dire que Le Pen est un salaud mais que ses électeurs doivent être compris, qu'ils ont des problèmes difficiles. Si l'on juge que Le Pen est un salaud, alors ceux qui votent pour lui sont aussi des salauds."
Suffisant pour sauver l'honneur de la gauche (22,41%), mais pas pour dépasser la liste Le Pen, qui recueille 20.000 voix de plus.
- Privé de débat en 2002 -
Ce sont d'autres élections régionales, six ans plus tard, qui provoquent un séisme politique, alors que dans une dizaine de collectivités, les majorités à l'issue du scrutin ne sont que relatives.
Si, en Franche-Comté et en Midi-Pyrénées, les candidats de droite élus à la tête de leur région malgré eux grâce aux voix des conseillers régionaux FN démissionnent dans la foulée, il en va autrement dans quatre autres régions.
L'alliance de fait, condamnée par Jacques Chirac, fracture d'autant plus la droite que les sondages montrent une volonté croissante de ses électeurs de nouer des accords avec le parti de Jean-Marie Le Pen.
Ce dernier tient son ultime revanche en 2002. Il se qualifie au second tour de la présidentielle. Jacques Chirac, piqué au vif, se veut intraitable: "J'appelle les Françaises et les Français à choisir massivement l'idéal républicain contre l'extrême droite" qui "divise, trie et rejette", lance-t-il lors d'un meeting à quelques jours de l'échéance.
Et le président sortant refuse à Jean-Marie Le Pen ce dont il a toujours rêvé: un débat d'entre-deux-tours télévisé, manière de nouer définitivement le cordon sanitaire contre l'extrême droite. Vingt ans plus tard, le lepénisme entend plus que jamais en finir avec cette diabolisation.
(F.Schuster--BBZ)